Sophie Lecomte
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REGARD CRITIQUE DE
PIERRE FALICON


Sophie Lecomte nous fait assister à la naissance de l’élémentaire, au plus près de ce qui nous regarde.
Ainsi, nous rappelle G. Bataille dans un texte intitulé Chevelures, les “ Tibétains, dans leur exercice d’ascèse, parviennent à changer la vie de telle sorte qu’il leur paraît que l’existence de leur moi n’est plus située dans la tête, mais dans une main, dans le torse ou dans tout autre partie de leur corps. ”

Une histoire naturelle, au sens où signée par l’innommable, à hauteur de ce qui (nous) échappe et finit par (nous) arriver. Une histoire anachronique, à rebrousse poils, échevelée ?
Ainsi la naissance de l’œil. Chez Sophie Lecomte, il ne s’agit pas d’un roman, ni d’une histoire. Si elle livre bataille, c’est au nom du sans nom qui nous a fait et qu’elle force à revenir. Inquiétante étrangeté de ces blasons sensibles : œil, souvent et au plus près : fente, cédille temporelle, hors du temps et qui se répète. Vénus Anadyomène, l’œil se difracte au sein de l’élément qui le baigne. D’abord montée de l’eau dans la cornue. Le cadre est envahi et devient tout entier visage, hors de toute coordonnée humaine. L’œil ne plane pas au-dessus des eaux, l’enchaînement de cette origine est matérialiste. Elle nous fait assister à la durée des comportements les plus secrets de l’être, aux passages insensibles des états de la matière.

Dans une précédente pièce - le terme est bien choisi, il évoque la dramatique du morcellement - Sophie Lecomte tisse une robe à partir de ses cheveux, conservés depuis son enfance. Elle témoigne déjà de cette durée propre des parties de notre corps. L’ironie vient d’ailleurs de ce qu’elle rajoute le temps propre à la fabrication de la robe, en continu, au discontinu de la croissance insensible de la chevelure, chiasme du temps.
La vidéo présentant la naissance du regard, autant que de l’œil, constitue un ex-voto de la mémoire. Présentant une irrémédiable disparition, jamais apparu.
Les Romains avaient une science de la mémoire qu’ils enfermaient dans des lieux qu’il fallait reparcourir  afin de recomposer la narration.
         Sophie Lecomte de même, de façon homéopathique, car miniaturisés, élabore de tels blocs magiques : objets de poche, lampe-poudrier, qui servent à voir ou à faire voir, à découvrir, à masquer, deviennent les théâtres miniatures d’une mémoire morcelée. Poudrier qui détourne l’œil fascinant, immobile, lumière qui traque de manière parcellaire l’obscur et fait jaillir de celui-ci le mystère. La comble, ces fétiches, miroirs hautains qui nous fixent.

Entre cris et chuchotements, nous revient d’approcher des scènes singulières qui émergent dans notre vision au diapason de l’œil qui s’éveille.
         Ainsi, ces stèles du souvenir sont autant de mythologies de poche. Réunissant parfois les deux acteurs essentiels de toute vision, le regard et la lumière dont le prosopon, le masque, est l’œil, ces œuvres bouleversent, de façon sourde l’économie restreinte de notre monde. Un nouveau circuit d’échanges s’institue et de “tourner court ”, l’ouvre d’autant plus.
         Potlatch des songes et des corps, cette œuvre nous invite à danser la rêveuse matière. Cet œil qui propose son regard nous rend un espace infini ou plutôt a-fini. L’image ainsi devient symptôme. Elle insiste et résiste, propose un contretemps, fiction de l’atome car événement pur. À ce moment, la bouche de l’ogre émerge du cristallin du temps, hors orthodoxie.
         La cruauté est bien sur au rendez-vous, sans laquelle il n’y a ni déchirement, ni a fortiori ouverture à l’autre, l’hétérogène.

         L’œuvre de Sophie Lecomte est plus qu’une science de la nature, c’est une matériologie, elle nous fait éprouver la matière comme principe actif ayant son existence éternelle, autonome, ténébreuse.
         Plaque minéralogique au sens strict, le chiffre de l’œil repère le mobile, le perd et c’est l’instant qui est là.
         Au-delà donc, du clin d’œil, entre cilice et silice, entre matière et mémoire, le chaos est approché. La plaie vive de nos cœurs s’entrouvre pour cet instant qui est traqué où nous ne marchons plus à reculons devant le temps, mais où nous allons à sa rencontre.

Catalogue Jeune création 2001